Hommage aux naturalistes amateurs.
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Entomologistes amateurs - Queue du lac du Verdon / Maulévrier |
C’est
une armée de l’ombre, une société de peu, une tribu minuscule.
Des anonymes, des discrets, des solitaires, des invisibles. Là où
ils consument leurs heures libres, personne ne songerait à y aller
user ses bottes et ses loisirs. Traîne-ruisseaux, écumeurs de
fossés, secoueurs de feuillage, guetteurs de ciel, fouilleurs de
mares, fureteurs de nuits, pisteurs d’empreintes, éplucheurs
d’herbes…
Cent
mètres d’un chemin de campagne, d’une haie, d’une lisière de
bois ou d’étang font à leurs yeux déjà un monde. Un univers à
arpenter, à explorer, embouteillé de mousses, de tiges, de
feuilles, de stridulations d’insectes, de vols d’oiseaux et de
lézards en fuite. Là où le randonneur, obsédé par sa moyenne et
le bruit de sa conversation, ne voit ni n’entend rien ou presque,
eux prennent tout leur temps pour s’attarder, flâner, musarder,
marquer des arrêts, revenir sur leurs pas, l’oreille et l’œil
aux aguets, jumelles au cou ou vissées aux yeux pour scruter les
nuages, ou bien, loupe en main, penchés sur l’inflorescence d’une
ombellifère.
Là
où le profane ne voit jamais que des arbres, eux vont distinguer des
charmes, des frênes ou des alisiers. Là où la plupart
n’aperçoivent que des oiseaux, eux reconnaissent des Fauvettes
grisettes, des Grèbes castagneux ou des Martinets noirs. Quand
beaucoup ne parlent – trop souvent pour s’en plaindre – que de
sales bestioles, eux prennent plaisir à identifier des Cétoines
dorées, des Argiopes frelon, à moins qu’il ne s’agisse de
Rhizotrogus aestivus car, pour mieux pénétrer le détail de
la nature, il faut savoir un peu parler latin.
Leur
vocabulaire est comme une litanie d’espèces et de sous-espèces,
un hymne psalmodié à la nature sauvage où la poésie des noms
vient tutoyer la science taxinomique : Céphalantère rose,
Sceau de Salomon, Garance voyageuse, Petite Nymphe à corps de feu,
Sonneur à ventre jaune, Elanion blanc, Grive musicienne, Rémiz
penduline, Murin d’Alcathoé, Crocidure musette… Au foisonnement
du vivant fait écho un fourmillement de mots. Pour parvenir à
pénétrer le premier, les clés fournies par les seconds se révèlent
indispensables. Pour le naturaliste, les noms sont autant de sésames
lui ouvrant des fenêtres dans l’épaisseur sans fond de la
nature.
Pour
nombre d’entre eux, passion, patience et heures passées à battre
la campagne, à arpenter prairies, marais, taillis et rivages,
tiennent lieu d’université. Leurs bibles, les guides
d’identification divers et variés. Ne pas oublier non plus les
contacts avec leurs pairs. Il arrive que l’un d’eux, plus avancé
en savoir, se transforme, le temps d’une sortie, en passeur, en
pédagogue. Il vient par exemple, filet en main et d’un preste coup
de poignet, cueillir une libellule à la pointe d’une herbe et, de
son autre main, extraire délicatement le bel insecte du piège pour
pouvoir en diagnostiquer le juste nom. Forme et couleur du
ptérostigma, forme des taches sur le neuvième et le dixième
segment…tout un apprentissage, un savoir communicatif et donnant
sur le moment des ailes et des envies d’en savoir plus aux
apprentis encore timides.
Des
saisons, le naturaliste n’en connaît ni de bonnes ni de mauvaises.
Chacune a son intérêt, ses curiosités et ouvre aux aventures et
aux explorations des terrains divers et variés. Ainsi le froid de
l’hiver – toujours plus rare hélas ! – fait-il parfois
descendre du nord la surprise d’un oiseau rare. De même les
tempêtes d’automne peuvent-elles leur faire le cadeau de
l’inattendu d’une espèce exotique. Chaque mois, chaque jour, la
nature lui donne à voir, à entendre, à apprendre et à admirer.
Si
le calendrier des hommes a depuis longtemps divorcé d’avec celui
de la nature, les naturalistes sont encore de ceux qui n’ont pas
tout à fait rompu avec celui-ci. À ausculter jour après jour la
pulsation de la vie sauvage, ils ont été parmi les premiers à
pressentir la catastrophe de son appauvrissement.
Fins
connaisseurs, admirateurs sans doute, mais aussi précieux lanceurs
d’alerte. On devrait écouter davantage ce que nous disent les
naturalistes.
Jean-Michel Logeais