dimanche 7 juin 2020

CHERCHER LA PETITE BÊTE

Hommage aux naturalistes amateurs.

Entomologistes amateurs - Queue du lac du Verdon / Maulévrier

   C’est une armée de l’ombre, une société de peu, une tribu minuscule. Des anonymes, des discrets, des solitaires, des invisibles. Là où ils consument leurs heures libres, personne ne songerait à y aller user ses bottes et ses loisirs. Traîne-ruisseaux, écumeurs de fossés, secoueurs de feuillage, guetteurs de ciel, fouilleurs de mares, fureteurs de nuits, pisteurs d’empreintes, éplucheurs d’herbes…

   Cent mètres d’un chemin de campagne, d’une haie, d’une lisière de bois ou d’étang font à leurs yeux déjà un monde. Un univers à arpenter, à explorer, embouteillé de mousses, de tiges, de feuilles, de stridulations d’insectes, de vols d’oiseaux et de lézards en fuite. Là où le randonneur, obsédé par sa moyenne et le bruit de sa conversation, ne voit ni n’entend rien ou presque, eux prennent tout leur temps pour s’attarder, flâner, musarder, marquer des arrêts, revenir sur leurs pas, l’oreille et l’œil aux aguets, jumelles au cou ou vissées aux yeux pour scruter les nuages, ou bien, loupe en main, penchés sur l’inflorescence d’une ombellifère.

   Là où le profane ne voit jamais que des arbres, eux vont distinguer des charmes, des frênes ou des alisiers. Là où la plupart n’aperçoivent que des oiseaux, eux reconnaissent des Fauvettes grisettes, des Grèbes castagneux ou des Martinets noirs. Quand beaucoup ne parlent – trop souvent pour s’en plaindre – que de sales bestioles, eux prennent plaisir à identifier des Cétoines dorées, des Argiopes frelon, à moins qu’il ne s’agisse de Rhizotrogus aestivus car, pour mieux pénétrer le détail de la nature, il faut savoir un peu parler latin.

   Leur vocabulaire est comme une litanie d’espèces et de sous-espèces, un hymne psalmodié à la nature sauvage où la poésie des noms vient tutoyer la science taxinomique : Céphalantère rose, Sceau de Salomon, Garance voyageuse, Petite Nymphe à corps de feu, Sonneur à ventre jaune, Elanion blanc, Grive musicienne, Rémiz penduline, Murin d’Alcathoé, Crocidure musette… Au foisonnement du vivant fait écho un fourmillement de mots. Pour parvenir à pénétrer le premier, les clés fournies par les seconds se révèlent indispensables. Pour le naturaliste, les noms sont autant de sésames lui ouvrant des fenêtres dans l’épaisseur sans fond de la nature.

   Pour nombre d’entre eux, passion, patience et heures passées à battre la campagne, à arpenter prairies, marais, taillis et rivages, tiennent lieu d’université. Leurs bibles, les guides d’identification divers et variés. Ne pas oublier non plus les contacts avec leurs pairs. Il arrive que l’un d’eux, plus avancé en savoir, se transforme, le temps d’une sortie, en passeur, en pédagogue. Il vient par exemple, filet en main et d’un preste coup de poignet, cueillir une libellule à la pointe d’une herbe et, de son autre main, extraire délicatement le bel insecte du piège pour pouvoir en diagnostiquer le juste nom. Forme et couleur du ptérostigma, forme des taches sur le neuvième et le dixième segment…tout un apprentissage, un savoir communicatif et donnant sur le moment des ailes et des envies d’en savoir plus aux apprentis encore timides.

   Des saisons, le naturaliste n’en connaît ni de bonnes ni de mauvaises. Chacune a son intérêt, ses curiosités et ouvre aux aventures et aux explorations des terrains divers et variés. Ainsi le froid de l’hiver – toujours plus rare hélas ! – fait-il parfois descendre du nord la surprise d’un oiseau rare. De même les tempêtes d’automne peuvent-elles leur faire le cadeau de l’inattendu d’une espèce exotique. Chaque mois, chaque jour, la nature lui donne à voir, à entendre, à apprendre et à admirer.

   Si le calendrier des hommes a depuis longtemps divorcé d’avec celui de la nature, les naturalistes sont encore de ceux qui n’ont pas tout à fait rompu avec celui-ci. À ausculter jour après jour la pulsation de la vie sauvage, ils ont été parmi les premiers à pressentir la catastrophe de son appauvrissement.
   Fins connaisseurs, admirateurs sans doute, mais aussi précieux lanceurs d’alerte. On devrait écouter davantage ce que nous disent les naturalistes.

Jean-Michel Logeais